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escarmouchés dès la veille. Il faudra acheter de certains livres qui sont des recueils de bons mots composés à l’usage de ceux qui n’ont point d’esprit, et qui en veulent contrefaire : tout dépend d’avoir des modèles. Je veux qu’avant six mois nous soyons en état de tenir une conversation d’une heure toute remplie de bons mots. Mais il faudra avoir une attention : c’est de soutenir leur fortune. Ce n’est pas assez de dire un bon mot ; il faut le répandre et le semer partout ; sans cela, autant de perdu ; et je t’avoue qu’il n’y a rien de si désolant que de voir une jolie chose qu’on a dite mourir dans l’oreille d’un sot qui l’entend. Il est vrai que souvent il y a une compensation, et que nous disons aussi bien des sottises qui passent incognito ; et c’est la seule chose qui peut nous consoler dans cette occasion. Voilà, mon cher, le parti qu’il nous faut prendre. Fais ce que je te dirai, et je te promets avant six mois une place à l’Académie : C’est pour te dire que le travail ne sera pas long, car pour lors tu pourras renoncer à ton art ; tu seras homme d’esprit malgré que tu en aies. On remarque en France que, dès qu’un homme entre dans une compagnie, il prend d’abord ce qu’on appelle l’esprit du corps : tu en seras de même ; et je ne crains pour toi que l’embarras des applaudissements."

À Paris, le 6 de la lune de Zilcadé, 1714.