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miroir qui présente toujours leur impertinente figure ; ils vous parleront des moindres choses qui leur sont arrivées, et ils veulent que l’intérêt qu’ils y prennent les grossisse à vos yeux ; ils ont tout fait, tout vu, tout dit, tout pensé ; ils sont un modèle universel, un sujet de comparaisons inépuisable, une source d’exemples qui ne tarit jamais. Oh ! que la louange est fade lorsqu’elle réfléchit vers le lieu d’où elle part !

Il y a quelques jours qu’un homme de ce caractère nous accabla pendant deux heures de lui, de son mérite et de ses talents ; mais, comme il n’y a point de mouvement perpétuel dans le monde, il cessa de parler ; la conversation nous revint donc, et nous la prîmes.

Un homme qui paraissoit assez chagrin commença par se plaindre de l’ennui répandu dans les conversations. Quoi ! toujours des sots qui se peignent eux-mêmes, et qui ramènent tout à eux ? Vous avez raison, reprit brusquement notre discoureur. Il n’y a qu’à faire comme moi ; je ne me loue jamais ; j’ai du bien, de la naissance, je fais de la dépense ; mes amis disent que j’ai quelque esprit ; mais je ne parle jamais de tout cela : si j’ai quelques bonnes qualités, celle dont je fais le plus de cas, c’est ma modestie.

J’admirois cet impertinent, et, pendant qu’il parloit tout haut, je disois tout bas : Heureux celui qui a assez de vanité pour ne dire jamais de bien de lui ; qui craint ceux qui l’écoutent ; et ne compromet point son mérite avec l’orgueil des autres !

À Paris, le 20 de la lune de Rhamazan, 1713.