Page:Montesquieu - Lettres persanes I, 1873.djvu/120

Cette page a été validée par deux contributeurs.

de ces philosophes qui disent qu’on ne jouit que du présent, et que le passé n’est rien, il ne jouit, au contraire, que du passé, et n’existe que dans les campagnes qu’il a faites : il respire dans les temps qui se sont écoulés, comme les héros doivent vivre dans ceux qui passeront après eux. Mais pourquoi, dis-je, a-t-il quitté le service ? Il ne l’a point quitté, me répondit-il ; mais le service l’a quitté ; on l’a employé dans une petite place, où il racontera le reste de ses jours ; mais il n’ira jamais plus loin : le chemin des honneurs lui est fermé. Et pourquoi ? lui dis-je. Nous avons une maxime en France, me répondit-il : c’est de n’élever jamais les officiers dont la patience a langui dans des emplois subalternes ; nous les regardons comme des gens dont l’esprit s’est rétréci dans les détails, et qui, par une habitude des petites choses, sont devenus incapables des plus grandes. Nous croyons qu’un homme qui n’a pas les qualités d’un général à trente ans, ne les aura jamais ; que celui qui n’a pas ce coup d’œil qui montre tout d’un coup un terrain de plusieurs lieues dans toutes ses situations différentes, cette présence d’esprit qui fait que dans une victoire on se sert de tous ses avantages, et dans un échec de toutes ses ressources, n’acquerra jamais ces talents : C’est pour cela que nous avons des emplois brillants pour ces hommes grands et sublimes que le ciel a partagés non-seulement d’un cœur, mais aussi d’un génie héroïque ; et des emplois subalternes pour ceux dont les talents le sont aussi. De ce nombre sont ces gens qui ont vieilli dans une guerre obscure ; ils ne réussissent tout au plus qu’à faire ce qu’ils ont fait toute leur vie ; et il ne faut point