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de politesse ; mais je vous supplie d’agréer que je vous fasse quelques questions ; car je m’ennuie de n’être au fait de rien et de vivre avec des gens que je ne saurois démêler. Mon esprit travaille depuis deux jours : il n’y a pas un seul de ces hommes qui ne m’ait donné la torture plus de deux cents fois ; et cependant je ne les devinerois de mille ans : ils me sont plus invisibles que les femmes de notre grand monarque. Vous n’avez qu’à dire, me répondit-il, et je vous instruirai de tout ce que vous souhaiterez ; d’autant mieux que je vous crois homme discret, et que vous n’abuserez pas de ma confiance.

Qui est cet homme, lui dis-je, qui nous a tant parlé des repas qu’il a donnés aux grands, qui est si familier avec vos ducs, et qui parle si souvent à vos ministres, qu’on me dit d’être d’un accès si difficile ? Il faut bien que ce soit un homme de qualité ; mais il a la physionomie si basse qu’il ne fait guère honneur aux gens de qualité ; et, d’ailleurs je ne lui trouve point d’éducation. Je suis étranger ; mais il me semble qu’il y a en général une certaine politesse commune à toutes les nations ; je ne lui trouve point de celle-là : Est-ce que vos gens de qualité sont plus mal élevés que les autres ? Cet homme, me répondit-il en riant, est un fermier : il est autant au-dessus des autres par ses richesses, qu’il est au-dessous de tout le monde par sa naissance ; il aurait la meilleure table de Paris, s’il pouvait se résoudre à ne manger jamais chez lui. Il est bien impertinent, comme vous le voyez ; mais il excelle par son cuisinier : Aussi n’en est-il pas ingrat ; car vous avez entendu qu’il l’a loué tout aujourd’hui.

Et ce gros homme vêtu de noir, lui dis-je, que