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chacun s’élève au-dessus de celui qui est d’une profession différente, à proportion de l’idée qu’il s’est faite de la supériorité de la sienne.

Les hommes ressemblent tous, plus ou moins, à cette femme de la province d’Erivan qui, ayant reçu quelque grâce d’un de nos monarques, lui souhaita mille fois, dans les bénédictions qu’elle lui donna, que le ciel le fît gouverneur d’Erivan.

J’ai lu, dans une relation, qu’un vaisseau français ayant relâché à la côte de Guinée, quelques hommes de l’équipage voulurent aller à terre acheter quelques moutons. On les mena au roi, qui rendoit la justice à ses sujets sous un arbre. Il étoit sur son trône, c’est-à-dire sur un morceau de bois, aussi fier que s’il eût été sur celui du Grand Mogol ; il avoit trois ou quatre gardes avec des piques de bois ; un parasol en forme de dais le couvroit de l’ardeur du soleil ; tous ses ornements et ceux de la reine, sa femme, consistoient en leur peau noire et quelques bagues. Ce prince, plus vain encore que misérable, demanda à ces étrangers si on parloit beaucoup de lui en France. Il croyoit que son nom devoit être porté d’un pôle à l’autre ; et, à la différence de ce conquérant de qui on a dit qu’il avoit fait taire toute la terre, il croyoit, lui, qu’il devoit faire parler tout l’univers.

Quand le khan de Tartarie a dîné, un héraut crie que tous les princes de la terre peuvent aller dîner, si bon leur semble ; et ce barbare, qui ne mange que du lait, qui n’a pas de maison, qui ne vit que de brigandage, regarde tous les rois du monde comme ses esclaves, et les insulte régulièrement deux fois par jour.

Paris, le 28 de la lune de Rhégeb, 1713.