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si bien leur teint, ils se frisent avec tant d’art, ils emploient tant de temps à se corriger à leur miroir, qu’il semble qu’il n’y ait qu’un sexe dans toute la ville.

Les femmes se livrent au lieu de se rendre : chaque jour voit finir les désirs et les espérances de chaque jour : on ne sait ce que c’est que d’aimer et d’être aimé ; on n’est occupé que de ce qu’on appelle si faussement jouir.

Les faveurs n’y ont que leur réalité propre ; et toutes ces circonstances qui les accompagnent si bien, tous ces riens qui sont d’un si grand prix, ces engagemens qui paraissent toujours plus grands, ces petites choses qui valent tant, tout ce qui prépare un heureux moment, tant de conquêtes au lieu d’une, tant de jouissances avant la dernière, tout cela est inconnu à Sybaris.

Encore si elles avaient la moindre modestie, cette faible image de la vertu pourrait plaire ; mais non : les yeux sont accoutumés à tout voir, et les oreilles à tout entendre.

Bien loin que la multiplicité des plaisirs donne aux Sybarites plus de délicatesse, ils ne peuvent plus distinguer un sentiment d’avec un sentiment.

Ils passent leur vie dans une joie purement