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MONTESQUIEU


impertinent qui, avec une grande emplâtre (sic) sur le visage, jouoit derrière moy. Je restay immobile, et, voyant qu’il n’étoit pas possible de vivre avec un tel homme, je résolus de ne jamais ouvrir la bouche devant luy, si bien que je quittay mon siège et m’en allay.

Depuis ce temps, je consentis à abréger mes conversations ; cela fit que je me privay des trois quarts du plaisir que j’y avois. Je coupois toutes les circonstances de mes contes qui ressembloient à un arbre qu’on avoit émondé. J’avoue que je ne comprenois pas que ce style raccourci, ni ces récits secs et décharnés pussent plaire, et, si un conte est amusant, j’aurois voulu qu’il amusât longtems ; c’est-à-dire que j’étois, dans cette transmigration là, tel que je suis dans celle cy : franc, naïf, ouvert et toujours prêt à faire part aux autres de ce que je sçay. Mais je vous prie de m’excuser, j’arrive à ma transmigration actuelle, et je suis obligé de finir.

Je puis vous dire, sans compliment, Ayesda, que vous êtes un auditeur adorable. Vous ne m’avés jamais interrompu ; je voyois sur votre visage tous les effets du plaisir, de l’admiration et de la surprise.

Peut-être ne pourriés vous pas retenir tant de choses ; je recommenceray, si vous voulés, demain. Je suis si exact, que je suis sûr que vous n’y perdrés pas la moindre circonstance[1].

  1. Première rédaction : « Comme vous ne pourriés pas retenir tant de choses, je mettray par écrit cette conversation cy. Je suis si exact, dans tout ce que je fais, que vous n’y perdrés pas la moindre circonstance. »