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HISTOIRE VÉRITABLE


leur faire voir, tour à tour, que je n’étois pas si ennuyeux qu’on le disoit. Un jour, dans le torrent d’une histoire, que ma main suivoit ma voix, je secouay, quoique doucement, un homme assez chagrin : « Ah ! monsieur, me dit-il, je sçavois bien que l’histoire devoit m’ennuyer ; mais que l’historien m’estropie, cela est trop ! » — Le feu me monta au visage : « Vous tenés, dis-je, un discours fort sot, et vous m’en ferés raison. — Eh bien, me dit-il, soit ! car aussi bien j’aime mieux me battre avec vous que de vous écouter. » Nous nous battîmes ; je luy donnay un coup d’épée au visage et un autre au bras. — « Monsieur, me dit-il, nous n’avés fait que me blesser, mais vous m’auriés fait mourir, si vous aviés achevé votre histoire. — Vous voulés sans doute recommencer, luy dis-je, puisque vous m’insultés encore. » — Nous nous rebattîmes ; je le désarmay. — « Demandés moy la vie. — Eh bien, je vous la demande, mais à condition que vous ne me ferés plus d’histoire. » — Je vis que cet homme étoit fou, et je le laissay là.

Deux jours après, j’allay dans une maison où il y avoit plusieurs tables de jeu. Je me mis dans un coin, avec deux ou trois personnes à qui je commençay à conter le fameux siège d’Amphipolis[1]. Comme je traitois la chose en détail, ce qui faisoit que je n’avançois guère plus que le siège, j’entendis derrière moy une voix qui dit : « Monsieur, souvenés vous de nos conventions ! » — Je tournay la tête, c’étoit mon

  1. Colonie athénienne assiégée et prise par Philippe de Macédoine en 357.