Page:Montesquieu - Histoire véritable, éd. Bordes de Fortage, 1902.djvu/96

Cette page a été validée par deux contributeurs.
72
MONTESQUIEU


fis un livre qui, par la réputation qu’il me donna, mit la vie de tous mes concitoyens entre mes mains. J’examinois si, dans la bonne manière d’opérer, il falloit que la nature aidât l’art, ou que l’art aidât la nature. Je m’enrichis ; ma réputation augmentoit mes richesses, et mes richesses ma réputation. Tout le monde vouloit m’avoir, et il étoit du bon air de mourir de mon ordonnance[1].

Étant né en Macédoine, je servis trente ans dans la phalange. Ayant reçu plusieurs blessures, je me retiray avec une petite marque d’honneur, et devins un honnête citoyen de Pella. Comme j’étois très au fait de toutes les choses qui s’étoient passées dans le corps où je servois, j’en faisois part à bien du monde, et je ne vous dissimuleray pas qu’il se répandit un faux bruit, dans mon quartier, que j’étois un peu ennuyeux. Cela me porta un tel préjudice, que, lorsque je parlois, personne n’écoutoit, et celuy devant qui je commençois un conte, ne l’entendoit jamais finir. À peine m’étois-je procuré un cercle qu’il se rompoit de luy-même, et, lorsqu’il ne me restoit plus que deux ou trois hommes : « Monsieur, me disoit l’un, avec un air distrait et la tête en haut, j’ay une affaire. » — « Monsieur, me disoit l’autre, excusés, voilà une dame qui passe, je vais luy parler. » Et moy je ne parlois plus. Tout cela venoit du bruit que des gens mal intentionnés avoient, comme je vous ay dit, semé contre moy. Pour le détruire, je résolus de prendre les gens l’un après l’autre, et de

  1. Montesquieu avait écrit d’abord : « et, quand on mouroit de l’ordonnance d’un autre, on n’étoit pas du bel air. »