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MONTESQUIEU

Voyant que tous mes concitoyens cherchoient à augmenter leur patrimoine par leurs soins, je crus devoir faire comme eux. Je devins bientôt riche. Un homme, anxieux de ce petit bonheur, me le reprocha. « Mon ami, luy dis-je, je ne suis point, comme toi, sorti d’une famille considérable dans notre ville ; mais j’ay quelque bien ; je l’acquérois par mon travail, pendant que tu employois ton tems à te plaindre de la fortune.

» Quels que soient mes trésors, je puis t’assurer que je n’en fais pas tant de cas que tu penses, et, si tu peux me faire voir que tu en es digne, je veux bien les partager avec toi.

» Mais j’avoue que tes reproches m’affligent ; se peut-il, qu’à la réserve de quelques misérables richesses, tu ne trouves rien en moy que tu puisses envier ? »

Mon Génie, qui me vit dans un si haut degré de vertu, voulut m’éprouver et il me rajeunit. Dans ce changement mon âme fut étonnée ; mille passions nacquirent dans mon cœur ; je ne fus plus en état de me conduire. « Ô Dieux ! m’écriai-je, de quoy vais-je devenir[1] ? Faudra-t-il que pour me rendre ma raison, vous me rendiés ma foiblesse ? »

Mon âme ne s’étant pas trouvée d’une trempe assez bonne, je fus rejeté dans d’autres transmigrations. Mais au lieu d’acquérir de nouveaux degrés de perfection, je déchus insensiblement ; je fus toujours inférieur à moy-même, et enfin je parvins

  1. Même tournure gasconne que précédemment.