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MONTESQUIEU


reflexion. — Mon ami, me dit-il, je préside aux richesses, et la Fortune distribue les dignités. Nous donnons sans choix et sans égard, parce que ce sont des choses qui ne peuvent pas faire le bonheur de ceux qui les reçoivent. — Et pourquoi cela ? répondis-je. — C’est que Jupiter n’a pas voulu mettre la félicité dans les choses que tout le monde ne peut pas avoir ; les richesses d’un homme supposent la pauvreté d’un nombre infini d’autres, et la grandeur d’un mortel, l’abaissement de tous ceux qui lui obéissent. — Qu’est-ce qui peut donc rendre les hommes heureux ? repris-je. — Ce sont les biens réels, qui sont dans eux-mêmes, et ne sont fondés ni sur la misère, ni sur l’humiliation d’autruy : la vertu, la santé, la paix, le bon esprit, la tranquilité domestique, la crainte des Dieux. — Mais les honneurs et les richesses ne sont pas incompatibles avec ces sortes de biens, repris-je. — Ils le sont presque toujours, car les Dieux, lassés des importunités des mortels, qui leur demandoient tous ce que très peu pouvoient obtenir, voulurent avilir ces sortes de biens ; ils y joignirent la tristesse, les soins cuisans, les veilles, les maladies, les désirs, les dégoûts, la pâleur, la crainte, et cependant, ô étrange manie ! les hommes ne nous les demandent pas moins. — Mais les pauvres, lui répliquay-je, sont-ils plus heureux ? — Pour lors, il me dit ces grandes paroles : « les Dieux ont fait une classe de gens plus malheureux encore que les riches, ce sont les pauvres qui désirent les richesses. »