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HISTOIRE VÉRITABLE

Je fus envoyé dans une ville des Indes pour servir un génie qui rendoit des oracles. Les peuples portoient sans cesse de l’or et de l’argent dans notre temple, ce qui mettoit mon petit Dieu au désespoir. « À moy ! de l’or, disoit-il, à moy ! Ils me croyent donc bien avare ! Sçais tu bien ce qui arrive ? C’est que, lorsque quelque Prince sacrilège vient pour enlever ces trésors, il m’en coûte toujours la façon d’un prodige. » Aussitôt il entra dans son tuyau et dit : « Mortels, apprenés que vous ne pouvés offrir aux Dieux vos trésors, sans leur faire voir le cas que vous faites d’une chose qu’ils veulent que vous méprisiés. »

Ce qui me charmoit, dans le Génie que je servois, c’est qu’il n’étoit ni ambigu, ni obscur, et qu’il disoit franchement tout ce qu’il sçavoit. « Que faut-il que je fasse pour devenir heureux ? — lui dit un suppliant. — Rien, mon ami, répondit-il. — Comment rien ? — Rien ! vous dis-je. — Vous croyés donc que je suis heureux ? — Non ! je crois, au contraire, que vous l’êtes très peu. — Pourquoi ne voulés vous donc pas que je travaille à le devenir ? — C’est qu’on peut l’être, et qu’on ne peut pas le devenir. » Je fus envoyé pour servir un Génie appelé Plutus, qui est le dieu des richesses chez les Grecs. Comme il permettoit que je lui parlasse librement, je lui dis : « Monseigneur, il me semble que vous ne faites guère d’attention au mérite des personnes. Vous accordés et vous refusés sans raison. Il n’y a pas de métier plus facile à faire que le vôtre : il ne vous en coûte pas, dans la journée, un quart d’heure de