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HISTOIRE VÉRITABLE


livre ; l’envie est si sotte qu’elle ne comprenoit pas qu’elle ne gagnoit rien par là ; si ce n’étoit pas moy qui l’avoit fait, il falloit bien que ce fût un autre.

Enfin, ce malheureux ouvrage me tourmenta toute ma vie, et, soit qu’on le louât, soit qu’on le blâmât, j’en fus toujours embarrassé.

Je ne vous parleray point, Ayesda, de toutes les autres transmigrations que j’ay essuiées. Vous dérobés aux affaires publiques le tems que vous employés à m’écouter, et moy je ne sçaurois guère décrire exactement des vies qui ont plus duré que sept ou huit empires. Il s’est passé bien des siècles depuis le temps que je fus valet de bonze, aux Indes, jusques à la révolution présente que je me trouve à Tarente un pauvre barbier. Je vous diray seulement que cette transmigration-cy ne me plaît point du tout. J’ay une femme qui se donne de grands airs, et qui a de l’impertinence pour une Reine. Elle me fait sans cesse enrager ; elle m’a donné quatre enfans dont il y en a plus de la moitié où je jurerois que je ne suis pour rien. Je suis si malheureux que, pour me dédommager de cette vie-cy, les Dieux, qui sont justes, ne peuvent guère s’empêcher de me faire bientôt naître Roi de quelque pays. Si cela arrive, et que mon âme fasse fortune, je vous promets que j’auray soin de vous, si vous êtes en vie, ou au moins de vos descendans. Aussi bien, est-ce là le seul moyen que j’aye de m’acquitter de l’argent que vous m’avés généreusement prêté. Quoique je sois pauvre, Ayesda, je me pique d’être honnête homme, et vous pouvés compter sur moy dans l’occasion.