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HISTOIRE VÉRITABLE

Je vais vous parler d’une vie où je fus bien malheureux. J’étois médecin d’un empereur des Indes ; l’étiquette de la cour me défendoit de luy survivre, et il falloit que, le jour de ses funérailles, je fusse mis sur son bûcher. Je me portois bien, moy, mais il étoit très souvent malade, et il ne passoit jamais huit jours sans avoir quelque foiblesse capable de nous emporter. D’ailleurs, il n’était pas possible que nous puissions résister à la vie qu’il menoit. Je luy disois toujours qu’il perdoit sa santé avec ses femmes, et il me répondoit froidement qu’il aimeroit autant ne pas vivre que de se refuser le moindre plaisir. Il restoit à table tout le long du jour, et, ce qu’il y avoit de singulier, c’est qu’il vouloit que cela me divertît. Ah ! que j’enrageois bien, surtout, lorsqu’avec un visage pasle, il venoit se vanter à moy de ses excès. Mais, quand je luy faisois des représentations : « L’heure de notre mort est écrite là haut, me disoit-il, nous ne sçaurions la reculer. — J’ay bien peur, luy disois-je, Seigneur, que toutes ces créatures là ne feront pas que vous mourrés, mais que vous vous tuerés ! » — Tout cela ne faisoit rien. C’est une espèce bien singulière qu’un homme à qui tous ses cinq sens ont toujours dit qu’il étoit tout, et que les autres ne sont rien[1]. Celui-cy croyoit que je devois être bien fâché de sa mort, et point du tout de la mienne. Aussi, dans nos périls communs, ne luy parlois-je jamais de moy. Remarqués bien que tous les efforts que la tyrannie fait en sa faveur, ne

  1. Cette dernière phrase est légèrement biffée dans le manuscrit.