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HISTOIRE VÉRITABLE


faire sans des raisonnemens infinis, outre que cela devenoit, en quelque façon, une affaire de cœur : car il y avoit de certains Rois pour la prospérité desquels j’aurois donné ma vie, et il y en avoit d’autres pour qui j’étois une de ces comètes qui menacent toujours de quelque malheur. Je voudrois pouvoir vous faire connoître les douceurs que je goûtay, dans cette vie, où, dans une grande tranquillité pour moy même, j’avois mon âme attachée à la destinée des Rois pour lesquels, au lieu de tant de vœux, j’aurois dû faire celuy qu’ils eussent pu être aussi heureux que moy.

Vous trouverés peut-être, Ayesda, que, dans mes différentes transmigrations, j’ay été souvent bien ridicule. J’en conviendray un peu, pourvu que vous vouliés faire avec moy cette reflexion : que le ridicule n’étant que ce qui choque les manières de chaque pays, comme les vices sont ce qui en choque les mœurs, ce qui vous paroît ridicule icy, ne l’étoit peut être pas tant, dans les pays où je vivois, et je le croiray bien.

Je fus un pauvre Africain, chef d’un petit peuple sauvage. Un Égyptien étant venu dans notre contrée, je m’entretenois quelquefois avec luy. Mais il parloit, et moy je pensois. — « Vous êtes bien cruels, me dit-il un jour : vous mangés les prisonniers que vous avés faits à la guerre. — Et que faites-vous des vôtres ? luy répondis-je. — Ah ! nous les tuons, dit-il, mais, quand ils sont morts, nous ne les mangeons pas. »

Je croyois, Ayesda, qu’il ne valoit pas la peine, pour si peu de chose, de tant se distinguer de nous,