Page:Montesquieu - Histoire véritable, éd. Bordes de Fortage, 1902.djvu/69

Cette page a été validée par deux contributeurs.
45
HISTOIRE VÉRITABLE


une femme assez sage. Je n’étois point jolie, et une chose me mettoit au désespoir contre les hommes : c’étoit la manière équivoque avec laquelle ils me disoient des douceurs, car je ne sçavois jamais distinguer ce qui avoit été dit en faveur de mon sexe, d’avec ce qui étoit dit en faveur de ma personne ; de manière, qu’après mille protestations, je restois incertaine. Mais ce qui achevoit de me désoler, c’est qu’on me donnoit, dans le monde, toutes les aventures que j’enrageois de n’avoir pas eues.

Cela me fit résoudre à m’attacher à mon mari. Ainsi je le désolois depuis le matin jusqu’au soir. J’avois pour luy tant d’attentions que je ne luy laissois pas un quart d’heure de relâche, et je portois si loin, de mon côté, la cérémonie du mariage, qu’il étoit impossible que, du sien, il en négligeât l’essentiel.

Dans cette vie cy, j’étois si semblable à ce que j’avois été dans la précédente, que mon Génie, en riant, disoit que j’étois ma propre sœur. Mon caractère étoit celuy d’une assez bonne femme ; mais j’avois un ton de voix si aigre et si sec, que je ne donnois jamais le bonjour à quelqu’un qu’il ne fût tenté de croire que je luy disois des injures. Je décourageois de me parler ; ceux que ma voix appeloit, elle les repoussoit, et, quelque chose que je disse, on examinoit d’abord si elle pouvoit être prise en mauvaise part. Cela m’attiroit souvent des réponses un peu dures, et moy, faisant des efforts pour m’excuser, je sentois ma voix s’aigrir insensiblement, ce qui formoit une dispute fort extraordinaire,