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MONTESQUIEU


feu du mariage. Il voulut redoubler ses caresses ; je vous assure que ce qui est établi est bien établi, et que, si les hommes n’avoient pas cette vanité ou cette sottise qui fait qu’ils se trompent eux-mêmes ou qu’ils sont trompés, ils seroient bien malheureux.

A chaque histoire que je vous fais, mon cher Ayesda, je me transporte si bien dans la situation où j’ay été, qu’il me semble que j’y suis encore. Il est très difficile que, dans nos transmigrations, nous nous dégagions tout à fait de nos premières manières d’être. Je pourrois me comparer, dans toutes mes vies, à ces insectes qui semblent naître et mourir plusieurs fois, quoiqu’ils ne fassent que se dépouiller successivement de leurs enveloppes.

Je me trouvay encore du beau sexe ; ma figure étoit passable, et je me serois fait épouser sans un défaut : c’est que j’étois la plus extravagante créature qui fût au monde. J’avois beau présenter des petits paniers d’osier à Diane pour qu’elle me donnât un mari, le mari ne venoit point. Enfin, je m’adressay à Vénus, car, au bout du compte, j’aimois mieux qu’on dît que je ne me mariois point parce que je n’étois pas chaste, que parce que je n’étois pas jolie. Je fus une très bonne fortune pour un amant fort laid. Il m’aima, me prit pour sa maîtresse, et je fus obligée de vivre avec luy, toujours suspendue entre mon amour général pour les hommes et ma haine particulière pour celui-cy, et je passay ma vie à me satisfaire sans goût et à calmer mes sens sans plaisir.

Dans une autre transmigration, je fus, sans mérite,