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HISTOIRE VÉRITABLE


leurs ministres. Ils n’étoient point agréables comme nos jeunes gens, mais ils n’étoient ni si suffisans ni si foibles, ils n’étoient ni si contens d’eux-mêmes, ni si peu de nous. Je les haïssois bien, ces jeunes gens, avec leur impertinente frisure ! Je les haïssois bien, avec leurs sots discours ! Que vous diray-je ? Je tombay dans l’imbécillité, et ce fut le seul rôle vray que j’eusse joué de ma vie.

Mon âme avoit été tellement affectée dans toutes ces vies, qu’elle n’étoit plus propre qu’à mouvoir les organes d’une femme. Aussi, dans mes transmigrations suivantes, me trouvay-je une foiblesse inconcevable dans le caractère.

Dans la première, on disoit que j’étois beau, mais excessivement fade. Je prenois un soin extraordinaire de ma chevelure et de mon teint, et j’aimois beaucoup ma figure. J’avois de petits gestes et de certaines façons ; on voyoit quelque chose de languissant dans ma démarche et mes yeux ; je m’évanouissois à tout propos, et il falloit que des flacons me fissent continuellement renoître. J’avois peur de tout, et je n’étois rassuré que par les devins ; ma vie c’étoit d’être regardé, et je ne paroissois guère que dans les lieux où je pouvois bien l’être. Avec les femmes il ne me vint jamais dans l’esprit d’aimer ni d’être aimé ; il m’auroit suffi d’en être admiré. Quand j’étois avec quelqu’une d’elles, on disoit que nous donnions un spectacle singulier ; on ne nous auroit jamais pris pour deux amans, mais pour deux rivaux ; c’étoit un combat où personne ne cherchoit à attaquer, où l’un et l’autre paroissoit se défendre,