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MONTESQUIEU


amour, qu’il me combla de biens. J’attendis tranquillement le moment où je devois le renvoyer, c’est-à-dire celuy où il me donneroit moins. Ce moment arrivé, je luy parus convaincue qu’il ne m’aimoit plus. Je me piquay, je m’offensay, je me brouillay avec luy, et j’en pris un autre. C’étoit un bon gentilhomme, qui m’épousa et fit revenir l’honneur sur toute ma vie passée. La modestie n’est pas proprement la vertu, mais elle la représente, et, comme vous sçavés, toute cette affaire est pleine de fictions. Je montray de la retenue ; je ne me rendis qu’après de belles défenses, et je mis dans ma conduite toutes les obscurités nécessaires. Mon mari, après avoir vécu quinze ans avec moy, mourut et me laissa de grands biens. Dans cette nouvelle situation, j’examinay mes charmes, et, les ayant trouvés considérablement diminués, j’eus le bon esprit de devenir prude. Ce nouveau tour me réussit, car mes amans ne me demandèrent plus de beauté, et, en effet, je n’étois point obligée d’en avoir, m’étant si bien exécutée. On ne devoit plus être frappé que d’une certaine dignité que je faisois paroître, et d’une espèce de respect que j’avois pris pour moy-même, en en manquant à tous les autres. Vous sçavés que tout gît dans les obstacles que les hommes ont le plaisir de vaincre. Triompher, auprès d’une jeune personne, des difficultés de l’innocence et de l’éducation, ou triompher, auprès d’une prude, des difficultés de la raison et de la décence, n’est-ce pas toujours la même chose ? Devenue plus vieille, je m’amusay du culte des Dieux, et je m’attachay à