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MONTESQUIEU


jamais cru. Si cette âme avoit pu prévoir que les dieux feroient cesser pour elle l’affreux obstacle qu’une main barbare avoit mis à sa félicité, elle auroit eu une joye qu’elle n’a jamais sentie. Mais la présence, les regards, les caresses de la plus belle personne du monde, rien de tout cela n’alla à mon cœur. Je me laissay aller dans ses bras, je n’y trouvay que l’irritation de la langueur même, et j’eus tout sujet de me convaincre que l’excès du plaisir ne se trouve que dans la modération des plaisirs.

J’aurois bien voulu rendre à l’âme de mon maître une partie des chagrins qu’il m’avoit fait souffrir, mais un reste de tendresse pour mon ancien corps me retenoit[1].

Dans une autre transmigration, je me trouvay être du beau sexe. J’étois de l’isle de Chypre, et un grand seigneur m’épousa. Il commença d’abord par manger tout son bien : je ne sçaurois pas dire comment, car

  1. Cette phrase est encore tout entière de la main de Montesquieu. Elle a été ajoutée par lui en remplacement d’un assez long passage, qu’il a soigneusement biffé, et que nous allons transcrire intégralement : « Il arriva une circonstance digne d’être remarquée : l’âme de mon maître n’ayant pas été disciplinée, accoutumée à ne se rien refuser, porta le corps qu’elle animoit à des entreprises d’autant plus téméraires qu’elles étoient plus vaines. Un jour que le nouvel eunuque conduisoit une femme dans mon lit, par un attentat inouï dans le sérail, il osa montrer des désirs. Je fis sévèrement punir mon ancien corps, sa nouvelle âme apprit à se contenir, à se tenir captive et à rester anéantie.

    « Vous vous imaginez bien, Ayesda, que dans ces changemens d’âme entre deux personnes, chacune retient plus ou moins de son ancien caractère, selon qu’elle se trouve avoir plus d’empire sur le nouveau corps, ou que son nouveau corps a plus d’empire sur elle. »