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HISTOIRE VÉRITABLE

Un reste de raison m’éclaira. Je cherchay à éteindre un feu qui n’avoit point de consistance, et je commencay à jouir de mon état, et de l’avantage de commander, unique plaisir des gens qui ne sont point aimés[1].

Je regarday toutes ces femmes, et m’accoutumay, peu à peu, à n’en distinguer aucune ; à vivre avec leur sexe, et point avec leur personne ; à me jouer de leurs caprices, de leurs ruses, de leur fausse soumission et de leurs larmes ; à regarder leurs vains efforts, à les voir quand elles portoient leurs chaînes et quand elles paraissoient s’en lasser.

Je multipliay les règles, j’augmentay les devoirs ; tout le monde fut coupable ou craignit de l’être. Je menaçay peu, je ne pardonnay jamais. J’employay toutes sortes de châtimens, même ceux qui mettent dans l’humiliation extrême, et qui ramènent, pour ainsi dire, à l’enfance[2].

Je saisis plus fortement l’esprit de mon maître ; son oreille fut ouverte à moy seul, et, en excitant sa sévérité naturelle, je me mis entre luy et ses autres esclaves, je mis ses autres esclaves entre ses femmes et moy.

Ô triste effet d’un impuissant amour ! Celle que j’avois adorée me voyoit plus cruel encore, et, comme elle me faisoit plus vivement sentir ma situation, que ses mépris m’étoient plus insupportables, je

  1. Montesquieu avait écrit d’abord : « …et je commencay à jouir de mon état, et du seul plaisir des gens malheureux, qui est celuy de commander. »
  2. V. Lettres persanes : CLVII, Zachi à Usbek.