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HISTOIRE VÉRITABLE

Je nacquis chez les noirs africains. À l’âge de sept ans, on me fit cette cruelle opération qui ne laisse plus d’espérances, et je fus vendu pour servir en Orient, dans le palais d’un grand seigneur.

C’est là que soumis à des loix inflexibles, destiné à haïr mon devoir et à le suivre toujours sous les châtimens et sous les menaces, j’appris à cacher mon cœur ; c’est là que, vivant au milieu des beautés les plus rares, je n’osois presque me dire à moy-même que ces adorables objets me touchoient encore. Il fut de mon devoir d’affecter de l’insensibilité, d’ignorer que quelques sens me fussent restés, et de faire un mystère de mon désespoir et de mes regrets.

Je montay, de degré en degré, au rang de premier eunuque ; toutes ces femmes étoient toujours devant moy[1] ; leurs trésors furent prodigués à ma vue ; rien ne me fut caché ; je fus témoin des moments les plus secrets ; je les voyois dans toutes sortes d’état[2] ; je n’en étois que plus désespéré, je me sentois dédaigné par la pudeur même, incapable de l’alarmer, confondu et non pas heureux.

Il y avoit longtems que parmy toutes ces femmes mon cœur avoit choisi. Une d’elles, mais mon secret ne m’échappa jamais, sçut me charmer ; il falloit, pour lui plaire, vanter sa beauté à son maître et le mien ; je sentois mon cœur se déchirer ; il falloit,

  1. Cette phrase de sept mots est écrite de la main même de Montesquieu.
  2. Sept mots de la main de Montesquieu.