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MONTESQUIEU

Mon mari vint de la campagne, et je vis d’abord, à son air chagrin et grondeur, que j’avois des fautes à expier ; pour comble de malheur, il trouva, dans la poche d’un habit que je ne sçavois pas avoir, des lettres qui n’étoient pas de mon bail ; elles lui apprenoient des choses que j’ignorois, et qu’il eût été bon qu’il eût ignorées aussi. Il entra avec moy dans d’etranges eclaircissemens. Il perdoit l’esprit lorsqu’il entendoit mes réponses, qui, à la vérité, sur un pareil sujet, étoient très peu satisfaisantes : « Cela se peut, Monsieur, mais je ne m’en souviens pas… Mon cher ami, si cela est ainsi, je ne sçay pas comment cela s’est pu faire… Je n’ay rien à répondre, mais je n’aurois jamais dit cela de moy. » Quand il fut fatigué luy-même de sa mauvaise humeur, nous nous raccommodâmes ; il reprit ses anciennes manières ; mais il trouvoit les miennes nouvelles ; il ne concevoit pas ce que je pouvois avoir fait de cette négative éternelle que je mettois à la tête de tous mes discours, et, encore moins, comment il étoit possible que je voulusse la même chose tout un jour. Je le déconcertay bien davantage lorsque je l’aimay. Il étoit si peu fait à entendre parler chez luy de sentimens, qu’il crut toujours que je le jouois, et il fut si malheureux qu’il aima sa femme quand elle ne mérita point d’être aimée, et qu’il cessa de l’aimer quand elle fut digne de son amour.

Cecy vous dévoile bien des choses, mon cher Ayesda. Quand vous verrés des gens dont le caractère est incompatible avec leur caractère même, composés les de deux âmes, et vous ne serés plus surpris.