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HISTOIRE VÉRITABLE

Mais, quand on venoit me parler des affaires publiques, il faut avouer que j’étois dans mon fort. Je me séparois de la compagnie par un air réservé, je prenois un visage dont les plis servoient de barrière contre la curiosité. Au lieu de cette abondance qui m’étoit ordinaire, je n’employois plus que quelques monosyllabes, et il n’y avoit personne qui ne comprît qu’on ne pouvoit, sans indiscrétion, interroger un homme comme moy.

Étant né en Sicile, j’y acquis une grande considération. J’entray dans le monde avec un aussi bon estomac qu’homme qu’il y eût à la Cour et à la Ville. Cette bonne qualité me donna la réputation d’homme aimable et me procura d’illustres amis. Je fis mon chemin à la guerre ; quand je dînois ou soupois, je mangeois toujours de la même force ; on se doutoit même que j’avois quelque esprit, et que j’aurois décrié les femmes et frondé les ministres tout comme les autres, si je n’avois pas été occupé à couper ou à avaler. Mon estomac s’affaiblit, et l’on s’aperçut bientôt que je n’étois plus de si bonne compagnie ; mais ce que je perdis du côté de la force, je le regagnay d’ailleurs, et je me rendis célèbre par la délicatesse de mon goût. Dans chaque maison, je faisois des dissertations avec le maître d’hôtel. Si un ragoût étoit mauvais, je lui en donnois la cause physique, et j’ajoutois la raison pourquoi il n’étoit pas si mauvais. S’il étoit bon, je lui disois comment il auroit pu être meilleur ; je le battois dans tous ses subterfuges, et je l’obligeois à la fin à m’approuver. Quand je revenois avec les convives,