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MONTESQUIEU


que je voulois. Dans les écoles, je ne fus jamais affligé des coups de pied que me donnèrent mes camarades, et leurs mépris ne troublèrent point l’union qui étoit entre nous. Quand je pus former un plan de vie, je cherchay quelque grand seigneur qui eût besoin d’un admirateur qui fût à luy, et qui voulût troquer des services contre des louanges. Je crus en avoir trouvé un et je m’y attachay. J’appuyois tous ses discours, et ma tête les suivoit si bien, qu’elle ne manquoit pas de branler ou de se baisser, suivant qu’il plaisoit à ce personnage d’approuver ou de rejeter les propos courans. Je l’aurois bien défié de citer une occasion où je l’eusse contredit, et cela, quoique je n’eusse guère sujet d’être content de luy, car il étoit très avare, et, quoiqu’il sçut répandre, il ne sçavoit jamais donner. Mon baïl étant fini, je fis paroître une bienveillance plus générale, et mon admiration s’étendit beaucoup. Ce qui me désesperoit, c’étoit une espèce d’hommes qu’on appeloit gens de mérite, qui recevoient tous mes petits hommages comme des tributs ou comme des affronts. C’étoit des pièces de bois qui ne se laissoient pas tailler, de façon qu’après avoir commencé à les orner, j’étois toujours obligé de les laisser. Mais, quand je me trouvois avec ces gens que l’on regarde, dans le monde, comme des insectes, c’est là que j’étois bien :

« Vous rampés, leur disois-je, avec tant de grâce, que je vous aime plus que tout ce qui vole dans les airs. Sçavés vous que vous avés une infinité de petits pieds, les plus jolis du monde ? Vous n’iriés pas loin avec cela, mais votre démarche est sûre ; la plupart