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HISTOIRE VÉRITABLE


grands, qui n’en sçavoient rien, et les petits, qui ne s’en mettoient point en peine. J’étois comme ces vipères que l’on met dans des vases où on les fait jeûner des années entières : je jetois mon venin tout autour de moy, et il ne tomboit sur personne.

Dans une autre transmigration, je me fis courtisan. Je commençay d’abord à faire paroître beaucoup de mépris pour ma profession, et je disois toujours : « Bon Dieu ! Qu’est cecy ? Ne seray-je jamais délivré de cette servitude de Cour ? » Cependant je fus assez heureux pour pouvoir faire deux ou trois mauvaises actions. Quand il y en avoit quelqu’une qui auroit pu me déshonorer, je la faisois faire par ma femme, et, quand je voyois que quelque sot, en se livrant trop grossièrement, avoit perdu l’estime publique, je déclamois contre lui de la belle manière, et l’on disoit : « Il ne peut pas souffrir des bassesses. » Quand je voyois un homme de bien dans le malheur, je le trouvois un fripon, et, quand je voyois un fripon dans la prospérité, je le trouvois homme de bien. Je traitois comme mes amis tous ceux qui me méprisoient, tous ceux qui me mortifioient, tous ceux qui me désespéroient, et, les gens qui étoient au dessous de moy, pourvu qu’ils ne pussent pas me faire de mal, je les traitois comme mes ennemis. Je tirois en secret l’horoscope de tous les gens de la Cour. Si je pouvois prévoir la faveur de quelqu’un, je commençois à m’humilier devant luy. Si je me trompois sur sa fortune, je corrigeois si bien mon erreur, que je ne le regardois plus.