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HISTOIRE VÉRITABLE


mes pieds. Je dis en moy-même : « Voicy un homme qui n’a que quatre coudées comme les autres, et qui est aussi à charge à la Providence que si elle lui avoit donné mille corps. Combien d’hommes se rassasieroient des mets que j’ay vu présenter à sa table ? Nous qui sommes destinés à porter sa personne, pourrions porter à l’aise une armée, et enfin il faut un nombre innombrable de femmes à ses plaisirs ou à ses dégoûts. Son corps a peu de besoins, mais son esprit les multiplie, et, ne pouvant avoir que des plaisirs très bornés, il s’imagine qu’il jouit de tous ceux dont il prive les autres. Je vais punir une femme pour avoir violé des loix qu’on est mille fois plus coupable d’avoir faites. J’obéis, mais c’est à regret. » Dès que j’eus fait mon office, le Roi vint me flatter, mais j’étois si indigné contre lui que je lui donnay un coup de trompe, et le jetay à dix pas de là.

Tout d’abord les courtisans m’entourèrent, et je vis mille dards tournés contre moy. J’allois périr, lorsque quelqu’un s’écria : « Le Roi est mort ! » Soudain, chacun baissa les armes, plusieurs même vinrent me caresser, et, un instant après, tout le monde disparut.

Tout retentit bientôt des cris et des acclamations publiques. On alla tirer l’héritier présomptif d’une prison où il étoit enfermé. Le corps du Roi défunt fut jeté dans un égout. On m’entoura de fleurs, on me mena par la ville, et on me mit dans un magnifique temple. « Que veut dire cecy ? dis-je en moy-même. C’est la seule mauvaise action que j’ay faite, et d’abord on m’élève des autels. »