Page:Montesquieu - Histoire véritable, éd. Bordes de Fortage, 1902.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.
10
MONTESQUIEU


c’est pour cela que les philosophes défendent si fort de les tuer. Comme chaque âme habite volontiers le corps qui luy est tombé en partage, on ne peut l’en déloger sans luy faire violence.

Un jour, mon esprit s’étendit ; je me trouvay un gros philosophe ; j’avois de la raison, du sens, de la prudence, en un mot j’étois éléphant. Un roi du Thibet m’achepta et me destina à porter une des reines. Une nuit qu’il voyageoit avec ses femmes et toute sa suite, je sentis ma charge augmenter de la moitié. Mon conducteur étoit monté dans la cage où étoit la reine. Occupé de ses plaisirs, il ne songeoit guère à me guider. Mais j’allois toujours mon train. À la fin, il descendit, et, pour faire voir qu’il étoit à terre, il se mit à jurer et à me battre. « Mon Dieu ! dis-je en moy-même, les hommes sont bien injustes. Ils ne sont jamais plus portés à rendre les autres malheureux, que lorsqu’ils jouissent de quelque bonheur. »

Un jeune éléphant ayant été pris dans les bois, on le donna à dresser à un de mes camarades et à moy. Nous mîmes cet écolier entre nous deux, et nous le gourmâmes si bien qu’il fut d’abord instruit, et il devint privé et obéissant comme nous mêmes. Je vis que mon camarade prenoit du plaisir à cet acte de supériorité. Je fis cette reflexion : « La liberté naturelle est, de tous côtés, attaquée. Ceux qui vivent dans l’esclavage sont aussi ennemis de la liberté des autres que ceux qui commandent avec plus d’empire. »

Une des femmes du Roi ayant été surprise avec un homme, fut condamnée à être jetée et foulée sous