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HISTOIRE VÉRITABLE


lorsque j’étois une bête cruelle, comme je n’avois pas une subsistance assurée, j’étois presque toujours ou dans les tourments de la faim, ou dans ceux que donne une trop abondante nourriture.

Il m’arriva un jour une aventure bien extraordinaire. J’étois bœuf en Égypte, et je ne songeois qu’à paître quelques mauvais roseaux, lorsque des prêtres, qui passèrent auprès de mon pâturage, s’écrièrent que j’étois Apis, m’adorèrent, et me menèrent, comme en triomphe, dans un magnifique temple. J’ay souvent, depuis que je suis devenu homme, fait de grandes fortunes sans l’avoir plus mérité que cette fois cy.

Je n’avois pas beaucoup de vanité, et je ne me souciois guère de l’encens qu’on faisoit fumer devant moy ; mais je n’étois pas fâché qu’une partie de mon culte fut de me bien nourrir. Dans un mois, je fus gras à pleine peau, ce qui étoit regardé comme un signe de la prospérité de l’État. Lorsque j’étois malade, toute l’Égypte étoit en pleurs. Je riois dans ma peau, quand je voyois la désolation publique. J’étois malin comme un singe, et souvent je faisois le malade pour voir pleurer tout le monde. Mais, ayant entendu un vieux prêtre qui disoit : « La santé du Dieu est si chancelante qu’il ne veut plus être manifesté sous cette figure, à la première rechute, nous l’irons noyer dans la fontaine sacrée, » ce discours fit impression sur moy, et je me portay très bien.

Vous sçavés, mon cher Ayesda, que tous les animaux ont un attachement naturel pour leur être,