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MONTESQUIEU

Vous croyés peut être, Ayesda, que ce que je viens de vous dire s’est passé de nos jours ? Je vous avertis qu’il y a quatre mille ans de cela. Vous me paroissés étonné ; laissés moy continuer mon histoire ! Je vous assure que je suis sincère. Vous pouvés vous être aperçu que ce n’est pas la vanité qui me fait parler.

Je voulus débaucher une jeune femme. Son mari le sçut et me tua. Mon âme étoit toute neuve et n’avoit point animé d’autres corps. Elle fut transportée dans un lieu où les philosophes devoient la juger. Toute ma vie fut pesée, et la balance tomba rudement du côté du mal. Je fus condamné à passer dans les animaux les plus vils, et l’on me mit sous la puissance de mon mauvais Génie, qui étoit un petit esprit noir, brûlé et malin, qui devoit me conduire dans toutes ces transmigrations ; mais moy, sans m’étonner, sans m’affliger, sans me plaindre, je conservay ma gayeté ordinaire, et j’éclatay de rire, en voyant les autres ombres épouvantées. Un des principaux philosophes admira mon courage, et me prit en amitié : « Pour te faire voir, me dit-il, que j’estime ta fermeté, je vais t’accorder le seul don qui soit en ma puissance : c’est la faculté de te ressouvenir de tout ce qui t’arrivera dans toutes les révolutions de ton être. »

Il me fallut, d’abord, essuyer sept ou huit cents transmigrations d’insectes en insectes. Pendant tout ce tems là, mes vies n’eurent guère rien de remarquable. Étant sauterelle, je broutay ma part d’un pays de vingt lieues ; dans une autre transmigration,