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LIVRE PREMIER




J’étois, sans contredit, le plus grand fripon de toutes les Indes, et, de plus, valet d’un vieux gymnosophiste, qui, depuis cinquante ans, travailloit à se procurer une transmigration heureuse, et, par ses rudes pénitences, se changeoit en squelette, dans ce monde, pour n’être point transformé en quelque vil animal, dans l’autre. Mais moy, m’endurcissant sur tout ce qui pourroit m’arriver, je faisois une exécution terrible sur tous les animaux qui me tomboient entre les mains. Il est vray que je ne touchois point à quelques vieilles poules qui étoient dans la cour de mon maître, que j’épargnois quelques oyes presque sexagénaires, et que j’avois grand soin d’une vieille vache ridée, qui me faisoit enrager. Elle n’avoit plus de dents pour paître, et il falloit presque que je la portasse, lorsque mon maître m’ordonnoit de la mener promener.

Je recevois les aumônes, et j’acheptois sous main tout ce qu’il falloit pour me bien nourrir, et mon maître ne pouvoit comprendre comment un homme dévot comme moy devenoit si gras avec une once de riz et deux verres d’eau qu’il me donnoit par jour, et il attribuoit cela à une protection particulière