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dant que leur république, dans la force de son institution, n’eut à réparer que les pertes qu’elle faisoit par son courage, par son audace, par sa fermeté, par son amour pour la gloire, & par sa vertu même. Mais, bientôt les loix les plus sages ne purent rétablir ce qu’une république mourante, ce qu’une anarchie générale, ce qu’un gouvernement militaire, ce qu’un empire dur, ce qu’un despotisme superbe, ce qu’une monarchie foible, ce qu’une cour stupide, idiote & superstitieuse, avoient successivement abbattu : on eût dit qu’ils n’avoient conquis le monde que pour l’affoiblir, & le livrer sans défense aux barbares. Les nations Gothes, Géthiques, Sarrazines & Tartares, les accablerent tour-à-tour ; bientôt les peuples barbares n’eurent à détruire que des peuples barbares. Ainsi, dans le temps des fables, après les inondations & les déluges, il sortit de la terre des hommes armés, qui s’exterminerent.


CHAPITRE XXIV.

Changemens arrivés en Europe, par rapport au nombre des habitans.


DANS l’état où étoit l’Europe, on n’auroit pas cru qu’elle pût se rétablir ; sur-tout lorsque, sous Charlemagne, elle ne forma plus qu’un vaste empire. Mais, par la nature du gouvernement d’alors, elle se partagea en une infinité de petites souverainetés. Et, comme un seigneur résidoit dans son village ou dans sa ville ; qu’il n’étoit grand, riche, puissant ; que dis-je ? qu’il n’étoit en sûreté que par le nombre de ses habitans ; chacun s’attacha, avec une attention singuliere, à faire fleurir son petit pays : ce qui réussit tellement, que, malgré les irrégularités du gouvernement, le défaut des connoissances qu’on a acquises depuis sur le commerce, le grand nombre de guerres & de querelles qui s’éleverent sans cesse, il y eut, dans la plupart des contrées d’Europe plus de peuple qu’il n’y en a aujourd’hui.