Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/600

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de droit[1] d’amortissement, pour le prince ou pour les seigneurs, des taxes qu’ils levoient sur les Juifs, & dont ils étoient frustrés lorsque ceux-ci embrassoient le christianisme. Dans ces temps-là, on regardoit les hommes comme des terres. Et je remarquerai, en passant, combien on s’est joué de cette nation d’un siecle à l’autre. On confisquoit leurs biens lorsqu’ils vouloient être chrétiens ; &, bientôt après, on les fit brûler lorsqu’ils ne voulurent pas l’être.

Cependant on vit le commerce sortir du sein de la vexation & du désespoir. Les Juifs, proscrits tour-à-tour de chaque pays, trouverent le moyen de sauver leurs effets. Par-là ils rendirent pour jamais leurs retraites fixes ; car tel prince, qui voudroit bien se défaire d’eux, ne seroit pas pour cela d’humeur à se défaire de leur argent.

Ils[2] inventerent les lettres de change : &, par ce moyen, le commerce put éluder la violence, & se maintenir par-tout ; le négociant le plus riche n’ayant que des biens invisibles, qui pouvoient être envoyés, par-tout, & ne laissoient de trace nulle part.

Les théologiens furent obligés de restreindre leurs principes ; & le commerce, qu’on avoit violemment lié avec la mauvaise foi, rentra, pour ainsi dire, dans le sein de la probité.

Ainsi nous devons, aux spéculations des scholastiques, tous les malheurs[3] qui ont accompagné la destruc-


  1. En France, les juifs étoient serfs, main-mortables ; & les seigneurs leur succédoient. M. Brussel rapporte un accord de l’an 1206, entre le roi & Thibaut, comte de Champagne, par lequel il étoit convenu que les juifs de l’un, ne prêteroient point dans les terres de l’autre.
  2. On sçait que, sous Philippe auguste, & sous Philippe le long, les juifs, chassés de France, se refugierent en Lombardie ; & que, là, ils donnerent aux négociants étrangers & aux voyageurs des lettres secrettes sur ceux à qui ils avoient, confié leurs effets en France, qui furent acquittées.
  3. Voyez, dans le corps du droit, la quatre-vingt-troisieme novelle de Léon, qui révoque la loi de Basile, son pere. Cette loi de Basile est dans Herménopule, sous le nom de Léon, liv. III, tit. 7, §. 27.