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des. Il falloit qu’ils y envoyassent leur argent ; & ils n’avoient pas, comme nous, la ressource de l’Amérique, qui supplée à ce que nous envoyons. Je suis persuadé qu’une des raisons qui fit augmenter chez eux la valeur numéraire des monnoies, c’est-à-dire, établir le billon, fut la rareté de l’argent, causée par le transport continuel qui s’en faisoit aux Indes. Que si les marchandises de ce pays se vendoient à Rome le centuple, ce profit des Romains se faisoit sur les Romains mêmes, & n’enrichissoit point l’empire.

On pourra dire, d’un autre côté, que ce commerce procuroit aux Romains une grande navigation, c’est-à-dire, une grande puissance ; que des marchandises nouvelles augmentoient le commerce intérieur, favorisoient les arts, entretenoient l’industrie ; que le nombre des citoyens se multiplioit à proportion des nouveaux moyens qu’on avoit de vivre ; que ce nouveau commerce produisoit le luxe, que nous avons prouvé être aussi favorable au gouvernement d’un seul, que fatal à celui de plusieurs ; que cet établissement fut de même date que la chûte de leur république ; que le luxe à Rome étoit nécessaire ; & qu’il falloit bien qu’une ville qui attiroit à elle toutes les richesses de l’univers, les rendit par son luxe.

Strabon[1] dit que le commerce des Romains aux Indes étoit beaucoup plus considérable que celui des rois d’Égypte : & il est singulier que les Romains, qui connoissoient peu le commerce, aient eu, pour celui des Indes, plus d’attention que n’en eurent les rois d’Égypte, qui l’avoient, pour ainsi dire, sous les yeux. Il faut expliquer ceci.

Après la mort d’Alexandre, les rois d’Égypte établirent aux Indes un commerce maritime ; & les rois de Syrie, qui eurent les provinces les plus orientales de l’empire, & par conséquent les Indes, maintinrent


  1. Il dit, au liv. XII, que les Romains y employoient cent vingt navires ; &, au liv. XVII, que les rois Grecs y en envoyoient à peine vingt.