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CHAPITRE XXII.

Réflexion particuliere.


DES gens frappés de ce qui se pratique dans quelques états, pensent qu’il faudroit qu’en France il y eût des loix qui engageassent les nobles à faire le commerce. Ce seroit le moyen d’y détruire la noblesse, sans aucune utilité pour le commerce. La pratique de ce pays est très sage : les négocians n’y sont pas nobles ; mais ils peuvent le devenir. Ils ont l’espérance d’obtenir la noblesse, sans en avoir l’inconvénient actuel. Ils n’ont pas de moyen plus sûr de sortir de leur profession que de la bien faire, ou de la faire avec honneur ; chose qui est ordinairement attachée à la suffisance.

Les loix qui ordonnent que chacun reste dans sa profession, & la fasse passer à ses enfans, ne sont & ne peuvent être utiles que dans les états[1] despotiques, où personne ne peut, ni ne doit avoir d’émulation.

Qu’on ne dise pas que chacun fera mieux sa profession lorsqu’on ne pourra pas la quitter pour une autre. Je dis qu’on fera mieux la profession, lorsque ceux qui y auront excellé, espéreront de parvenir à une autre.

L’acquisition qu’on peut faire de la noblesse à prix d’argent encourage beaucoup les négocians à se mettre en état d’y parvenir. Je n’examine pas si l’on fait bien de donner ainsi aux richesses le prix de la vertu : il y a tel gouvernement où cela peut être très-utile.

En France, cet état de la robe qui se trouve entre la grande noblesse & le peuple ; qui, sans avoir le brillant de celle-là, en a tous les privileges ; cet état qui laisse les particuliers dans la médiocrité, tandis que le corps dépositaire des loix est dans la gloire ; cet état encore dans lequel on n’a de moyen de se distinguer


  1. Effectivement cela y est souvent ainsi établi.