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personages illustres de mon temps. » Mais il y eut cette différence entre le Démocrite François, & celui d’Abdere, que le premier voyageoit pour instruire les hommes, & le second pour s’en moquer.

Il alla d’abord à Vienne, où il vit souvent le célebre prince Eugene. Ce héros si funeste à la France (à laquelle il auroit pu être si utile), après avoir balancé la fortune de Louis XIV, & humilié la fierté Ottomane, vivoit sans faste durant la paix, aimant & cultivant les lettres dans une cour où elles sont peu en honneur[1], & donnant à ses maîtres l’exemple de les protéger. M. de Montesquieu crut entrevoir, dans ses discours, quelques restes d’intérêt pour son ancienne patrie. Le prince Eugene[2] en laissoit voir sur-tout, autant que le peut faire un ennemi, sur les suites funestes de cette division intestine qui trouble depuis si long-temps l’eglise de France : l’homme d’état en prévoyoit la durée & les effets, & les prédit au philosophe.

M. de Montesquieu partit de Vienne pour voir la Hongrie, contrée opulente & fertile, habitée par une nation fiere & généreuse, le fléau de ses tyrans, & l’appui de ses souverains. Comme peu de personnes connoissent bien ce pays, il a écrit avec soin cette partie de ses voyages.

  1. Quelques Allemands ont pris, très-mal-à-propos, ces paroles pour une injure. L’amour des hommes est un devoir dans les princes ; l’amour des lettres est un goût qu’il leur est permis de ne pas avoir. Note de M. d’Alembert
  2. Le prince Eugene lui demanda un jour en quel état étoient les affaires de la constitution en France. Monsieur de Montesquieu lui répondit que le ministere prenoit des mesure pour éteindre peu-à-peu le jansénisme & que, dans quelques années, il n’en seroit plus question. Vous n’en sortirez jamais, dit le prince : « le feu roi s’est laissé engager dans une affaire dont son arriere petit-fils ne verra pas la fin. » Eloge manuscrit de M. de Montesquieu, par M. de Secondat son fils.