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reté de ces maîtres cruels, qui vivoient au milieu de leurs esclaves comme au milieu de leurs ennemis.

On fit le sénatus-consulte Sillanien, & d’autres loix[1] qui établirent que, lorsqu’un maître seroit tué, tous les esclaves qui étoient sous le même toit, ou dans un lieu assez près de la maison pour qu’on pût entendre la voix d’un homme, seroient sans distinction condamnés à la mort. Ceux qui, dans ce cas, refugioient un esclave pour le sauver étoient punis comme meurtriers[2]. Celui-là même à qui son maître auroit ordonné[3] de le tuer, & qui lui auroit obéi, auroit été coupable ; celui qui ne l’auroit point empêché de se tuer lui-même auroit été puni[4]. Si un maître avoit été tué dans un voyage, on faisoit mourir[5] ceux qui étoient restés avec lui, & ceux qui s’étoient enfuis. Toutes ces loix avoient lieu contre ceux mêmes dont l’innocence étoit prouvée. Elles avoient pour objet de donner aux esclaves, pour leur maître, un respect prodigieux. Elles n’étoient pas dépendantes du gouvernement civil, mais d’un vice ou d’une imperfection du gouvernement civil. Elles ne dérivoient point de l’équité des loix civiles, puisqu’elles étoient contraires aux principes des loix civiles. Elles étoient proprement fondées sur le principe de la guerre ; à cela près que c’étoit dans le sein de l’état qu’étoient les ennemis. Le sénatus-consulte Sillanien dérivoit du droit des gens, qui veut qu’une société, même imparfaite, se conserve.

C’est un malheur du gouvernement, lorsque la magistrature se voit contrainte de faire ainsi des loix cruelles. C’est parce qu’on a rendu l’obéissance difficile, que l’on est obligé d’aggraver la peine de la désobéissance, ou de soupçonner la fidélité. Un législateur prudent pré-


  1. Voyez tout le titre de senat. consult. Sillan., ff.
  2. Leg. si quis, §. 12, ff. de senat. consult. Sillan.
  3. Quand Antoine commanda à Eros de le tuer, ce n’étoit point lui commander de le tuer, mais de se tuer lui-même ; puisque, s’il lui eût obéi, il auroit été puni comme meurtrier de son maître.
  4. Leg. 1, §. 22, ff. de senat. consult, Sillan.
  5. Leg. 1, §. 31, ff. ibid.