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CHAPITRE XII.

Des loix contre ceux qui se tuent[1] eux-mêmes.


NOUS ne voyons point, dans les histoires, que les Romains se fissent mourir sans sujet : mais les Anglois se tuent, sans qu’on puisse imaginer aucune raison qui les y détermine ; ils se tuent dans le sein même du bonheur. Cette action, chez les Romains, étoit l’effet de l’éducation ; elle tenoit à leur maniere de penser & à leurs coutumes : chez les Anglois ; elle est l’effet d’une maladie[2] ; elle tient à l’état physique de la machine, & est indépendante de toute autre cause.

Il y a apparence que c’est un défaut de filtration du suc nerveux : la machine, dont les forces motrices se trouvent à tout moment sans action, est lasse d’elle-même ; l’ame ne sent point de douleur, mais une certaine difficulté de l’existence. La douleur est un mal local, qui nous porte au desir de voir cesser cette douleur ; le poids de la vie est un mal qui n’a point de lieu particulier, & qui nous porte au desir de voir finir cette vie.

Il est clair que les loix civiles de quelques pays ont eu des raisons pour flétrir l’homicide de soi-même : mais, en Angleterre, on ne peut pas plus le punir qu’on ne punit les effets de la démence.


  1. L’action de ceux qui se tuent eux-mêmes est contraire à la loi naturelle, & à la religion révélée.
  2. Elle pourroit bien être compliquée avec le scorbut, qui, sur-tout dans quelques pays, rend un homme bizarre & insupportable à lui-même. Voyage de François Pyrard, part. II, chap. XXI.