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porte pas directement sur les actions d’un citoyen, mais plutôt sur l’idée que l’on s’est faite de son caractere, elle devient dangereuse à proportion de l’ignorance du peuple : &, pour lors, un citoyen est toujours en danger ; parce que la meilleure conduite du monde, la morale la plus pure, la pratique de tous les devoirs, ne sont pas des garans contre les soupçons de ces crimes.

Sous Manuel Comnene, le protestator[1] fut accusé d’avoir conspiré contre l’empereur, & de s’être servi, pour cela, de certains secrets qui rendent les hommes invisibles. Il est dit, dans la vie de cet empereur[2], que l’on surprit Aaron lisant un livre de Salomon, dont la lecture faisoit paroître des légions de démons. Or, en supposant dans la magie une puissance qui arme l’enfer, & en partant de-là, on regarde celui que l’on appelle un magicien comme l’homme du monde le plus propre à troubler & à renverser la société, & l’on est porté à le punir sans mesure.

L’indignation croît, lorsque l’on met, dans la magie, le pouvoir de détruire la religion. L’histoire de Constantinople nous apprend[3] que, sur une révélation qu’avoit eue un évêque, qu’un miracle avoit cessé à cause de la magie d’un particulier, lui & son fils furent condamnés à mort. De combien de choses prodigieuses ce crime ne dépendoit-il pas ? Qu’il ne soit pas rare qu’il y ait des révélations ; que l’évêque en ait eu une ; qu’elle fût véritable ; qu’il y eût eu un miracle ; que ce miracle eût cessé ; qu’il y eût de la magie ; que la magie pût renverser la religion ; que ce particulier fût magicien ; qu’il eût fait enfin cet acte de magie.

L’empereur Théodore Lascaris attribuoit sa maladie à la magie. Ceux qui en étoient accusés n’avoient d’autre ressource que de manier un fer chaud sans se brûler. Il auroit été bon, chez les Grecs, d’être magicien, pour se justifier de la magie. Tel étoit l’excès de leur idio-


  1. Nicétas, vie de Manuel Comnene, liv. IV.
  2. Nicétas, vie de Manuel Comnene, liv. IV.
  3. Hist. de l’empereur Maurice, par Théophylacte, chap. XI.