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Les familles patriciennes avoient eu, de tout temps, de grandes prérogatives. Ces distinctions, grandes sous les rois, devinrent bien plus importantes après leur expulsion. Cela causa la jalousie des plébéiens, qui voulurent les abbaisser. Les contestations frappoient sur la constitution, sans affoiblir le gouvernement : car, pourvu que les magistratures conservassent leur autorité, il étoit assez indifférent de quelle famille étoient les magistrats.

Une monarchie élective, comme étoit Rome, suppose nécessairement un corps aristocratique puissant qui la soutienne ; sans quoi elle se change d’abord en tyrannie ou en état populaire. Mais un état populaire n’a pas besoin de cette distinction de familles, pour se maintenir. C’est ce qui fit que les patriciens, qui étoient des parties nécessaires de la constitution, du temps des rois, en devinrent une partie superflue, du temps des consuls ; le peuple put les abbaisser sans se détruire lui-même, & changer la constitution sans la corrompre.

Quand Servius Tullius eut avili les patriciens, Rome dut tomber, des mains des rois, dans celles du peuple. Mais le peuple, en abbaissant les patriciens, ne dut point craindre de retomber dans celles des rois.

Un état peut changer de deux manieres ; ou parce que la constitution se corrige, ou parce qu’elle se corrompt. S’il a conservé ses principes, & que la constitution change, c’est qu’elle se corrige : s’il a perdu ses principes, quand la constitution vient à changer, c’est qu’elle se corrompt.

Rome, après l’expulsion des rois, devoit être une démocratie. Le peuple avoit déja la puissance législative : c’étoit son suffrage unanime qui avoit chassé les rois ; &, s’il ne persistoit pas dans cette volonté, les Tarquins pouvoient, à tous les instans, revenir. Prétendre qu’il eût voulu les chasser, pour tomber dans l’esclavage de quelques familles, cela n’étoit pas raisonnable. La situation des choses demandoit donc que Rome fût une démocratie ; & cependant elle ne l’étoit pas. Il fallut tempérer le pouvoir des principaux, & que les loix inclinassent vers la démocratie.