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clair-voyante & aveugle, seroit en de certains cas, trop rigoureuse. Mais les juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche qui prononce les paroles de la loi, des êtres inanimés, qui n’en peuvent modérer ni la force, ni la rigueur. C’est donc la partie du corps législatif, que nous venons de dire être, dans une autre occasion, un tribunal nécessaire, qui l’est encore dans celle-ci ; c’est à son autorité suprême à modérer la loi en faveur de la loi même, en prononçant moins rigoureusement qu’elle.

Il pourroit encore arriver que quelque citoyen, dans les affaires publiques, violeroit les droits du peuple, & feroit des crimes que les magistrats établis ne sçauroient ou ne voudroient pas punir. Mais, en général, la puissance législative ne peut pas juger ; & elle le peut encore moins dans ce cas particulier, où elle représente la partie intéressée, qui est le peuple. Elle ne peut donc être qu’accusatrice. Mais devant qui accusera-t-elle ? Ira-t-elle s’abbaisser devant les tribunaux de la loi qui lui sont inférieurs, & d’ailleurs composés de gens qui, étant peuple comme elle, seroient entraînés par l’autorité d’un si grand accusateur ? Non : il faut, pour conserver la dignité du peuple & la sûreté du particulier, que la partie législative du peuple accuse devant la partie législative des nobles ; laquelle n’a, ni les mêmes intérêts qu’elle, ni les mêmes passions.

C’est l’avantage qu’a ce gouvernement sur la plupart des républiques anciennes, où il y avoit cet abus, que le peuple étoit, en même temps, & juge & accusateur.

La puissance exécutrice, comme nous avons dit, doit prendre part à la législation par sa faculté d’empêcher ; sans quoi, elle sera bientôt dépouillée de ses prérogatives. Mais, si la puissance législative prend part à l’exécution, la puissance exécutrice sera également perdue.

Si le monarque prenoit part à la législation par la faculté de statuer, il n’y auroit plus de liberté. Mais, comme il faut pourtant qu’il ait part à la législation, pour se défendre, il faut qu’il y prenne part par la faculté d’empêcher.