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CHAPITRE VI.

D’une république qui conquiert.


IL est contre la nature de la chose, que, dans une constitution fédérative, un état confédéré conquiere sur l’autre, comme nous avons vu de nos jours chez les Suisses[1]. Dans les républiques fédératives mixtes, où l’association est entre des petites républiques & des petites monarchies, cela choque moins.

Il est encore contre la nature de la chose, qu’une république démocratique conquiere des villes qui ne sçauroient entrer dans la sphere de la démocratie. Il faut que le peuple conquis puisse jouir des privileges de la souveraineté, comme les Romains l’établirent au commencement. On doit borner la conquête au nombre des citoyens que l’on fixera pour la démocratie.

Si une démocratie conquiert un peuple pour le gouverner comme sujet, elle exposera sa propre liberté ; parce qu’elle confiera une trop grande puissance aux magistrats qu’elle enverra dans l’état conquis.

Dans quel danger n’eût pas été la république de Carthage, si Annibal avoit pris Rome ? Que n’eût-il pas fait dans sa ville après la victoire, lui qui y causa tant de révolutions après sa défaite[2] ?

Hannon n’auroit jamais pu persuader au sénat de ne point envoyer de secours à Annibal, s’il n’avoit fait parler que sa jalousie. Ce sénat, qu’Aristote nous dit avoir été si sage (chose que la prospérité de cette république nous prouve si bien), ne pouvoit être déterminé que par des raisons sensées. Il auroit fallu être trop stupide pour ne pas voir qu’une armée, à trois cens lieues de-là, faisoit des pertes nécessaires, qui devoient être réparées.


  1. Pour le Tockembourg.
  2. Il étoit à la tête d’une faction.