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gieusement la propagation de l’espece humaine. Les femmes y sont d’une fécondité si grande, que l’on ne voit rien de pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n’y arrête point le progrès de la propagation. Le prince n’y peut pas dire, comme Pharaon, Opprimons-les avec sagesse. Il seroit plutôt réduit à former le souhait de Néron, que le genre humain n’eût qu’une tête. Malgré la tyrannie, la Chine, par la force du climat, se peuplera toujours, & triomphera de la tyrannie.

La Chine, comme tous les pays où croît le riz[1], est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre. Il se forme, de toutes parts, des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs : la plupart sont d’abord exterminées ; d’autres se grossissent, & sont exterminées encore. Mais, dans un si grand nombre de provinces, & si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d’armée, va droit à la capitale, & le chef monte sur le trône.

Telle est la nature de la chose, que le mauvais gouvernement y est d’abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. Ce qui fait que, dans d’autres pays, on revient si difficilement des abus, c’est qu’ils n’y ont pas des effet sensibles ; le prince n’y est pas averti d’une maniere prompte & éclatante, comme il l’est à la Chine.

Il ne sentira point, comme nos princes, que, s’il gouverne mal, il sera moins heureux dans l’autre vie, moins puissant & moins riche dans celle-ci : il sçaura que, si son gouvernement n’est pas bon, il perdra l’empire & la vie.

Comme, malgré les expositions d’enfans, le peuple augmente toujours à la Chine[2], il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nour-

  1. Voy. ci-dessous, l. XXIII, chap. XIV.
  2. Voyez le mémoire d’un Tsongtou, pour qu’on defriche. Lettres édifiantes, recueil XXI.