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rieux de voir, dans Dion[1], avec quel art il éluda les demandes importunes de ces sénateurs. C’est qu’il fondoit une monarchie, & dissolvoit une république.

Sous Tibere, les édiles proposerent, dans le sénat, le rétablissement des anciennes loix somptuaires[2]. Ce prince, qui avoit des lumieres, s’y opposa. "L’état ne pourroit subsister, disoit-il, dans la situation où sont les choses. Comment Rome pourroit-elle vivre ? comment pourroient vivre les provinces ? Nous avions de la frugalité, lorsque nous étions citoyens d’une seule ville : aujourd’hui, nous consommons les richesses de tout l’univers ; on fait travailler pour nous les maîtres & les esclaves." Il voyoit bien qu’il ne falloit plus de loix somptuaires.

Lorsque, sous le même empereur, on proposa au sénat de défendre aux gouverneurs de mener leurs femmes dans les provinces, à cause des déréglemens qu’elles y apportoient, cela fut rejetté. On dit que les exemples de la dureté des anciens avoient été changés en une façon de vivre plus agréable[3]. On sentit qu’il falloit d’autres mœurs.

Le luxe est donc nécessaire dans les états monarchiques, il l’est encore dans les états despotiques. Dans les premiers, c’est un usage que l’on fait de ce qu’on possede de liberté ; dans les autres, c’est un abus qu’on fait des avantages de sa servitude ; lorsqu’un esclave, choisi par son maître pour tyranniser ses autres esclaves, incertain pour le lendemain de la fortune de chaque jour, n’a d’autre félicité que celle d’assouvir l’orgueil, les desirs & les voluptés de chaque jour.

Tout ceci mene à une réflexion : les républiques finissent par le luxe, les monarchies par la pauvreté[4].

  1. Dion Cassius, lib. LIV.
  2. Tacite, ann. liv. III.
  3. Multa duritiei veterum meliùs & lætiùs mutata. Tacit. ann. liv. III.
  4. Opulentia paritura mox egestatem. Florus, liv. III.