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pu se calculer au juste. Il y avoit quatre sortes de cens établis. Le premier étoit précisément le terme où finissoit la pauvreté ; le second étoit double ; le troisieme, triple ; le quatrieme, quadruple du premier. Dans le premier cens, le luxe étoit égal à zéro ; il étoit égal à un dans le second, à deux dans le troisieme, à trois dans le quatrieme ; & il suivoit ainsi la proportion arithmétique.

En considérant le luxe des divers peuples, les uns à l’égard des autres, il est, dans chaque état, en raison composée de l’inégalité des fortunes qui est entre les citoyens, & de l’inégalité des richesses des divers états. En Pologne, par exemple, les fortunes sont d’une inégalité extrême ; mais la pauvreté du total empêche qu’il n’y ait autant de luxe, que dans un état plus riche.

Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, & sur-tout de la capitale ; en sorte qu’il est en raison composée des richesses de l’état, de l’inégalité des fortunes des particuliers, & du nombre d’hommes qu’on assemble dans de certains lieux.

Plus il y a d’hommes ensemble, plus ils sont vains, & sentent naître en eux l’envie de se signaler par de petites choses[1]. S’ils sont en si grand nombre, que la plupart soient inconnus les uns aux autres, l’envie de se distinguer redouble, parce qu’il y a plus d’espérance d’y réussir. Le luxe donne cette espérance ; chacun prend les marques de la condition qui précede la sienne. Mais, à force de vouloir se distinguer, tout devient égal, & on ne se distingue plus : comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne.

Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux qui excellent dans une profession mettent à leur art le prix qu’ils veulent ; les plus petits talens suivent cet exemple ; il n’y a plus d’harmonie entre les besoins & les

  1. Dans une grande ville, dit l’auteur de la fable des abeilles, tom. I. pag. 133, on s’habille au-dessus de sa qualité, pour être estimé plus qu’on n’est par la multitude. C’est un plaisir pour un esprit foible, presque aussi grand que celui de l’accomplissement de ses desirs.