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CHAPITRE XII.

De la puissance des peines.


L’EXPÉRIENCE a fait remarquer que, dans les pays où les peines sont douces, l’esprit du citoyen en est frappé, comme il l’est ailleurs par les grandes.

Quelque inconvénient se fait-il sentir dans un état ? un gouvernement violent veut soudain le corriger ; &, au lieu de songer à faire exécuter les anciennes loix, on établit une peine cruelle qui arrête le mal sur le champ. Mais on use le ressort du gouvernement ; l’imagination se fait à cette grande peine, comme elle s’étoit faite à la moindre ; &, comme on diminue la crainte pour celle-ci, l’on est bientôt forcé d’établir l’autre dans tous les cas. Les vols sur les grands chemins étoient communs dans quelques états ; on voulut les arrêter : on inventa le supplice de la roue, qui les suspendit pendant quelque temps. Depuis ce temps, on a volé, comme auparavant, sur les grands chemins.

De nos jours, la désertion fut très-fréquente ; on établit la peine de mort contre les déserteurs, & la désertion n’est pas diminuée. La raison en est bien naturelle : un soldat, accoutumé tous les jours à exposer sa vie, en méprise, ou se flatte d’en mépriser le danger. Il est tous les jours accoutumé à craindre la honte : il falloit donc laisser une peine[1] qui faisoit porter une flétrissure pendant la vie. On a prétendu augmenter la peine, & on l’a réellement diminuée.

Il ne faut point mener les hommes par les voies extrêmes ; on doit être ménager des moyens que la nature nous donne pour les conduire. Qu’on examine la cause de tous les relâchemens ; on verra qu’elle vient

  1. On fendoit le nez, on coupoît les oreilles.