Page:Montesquieu - Esprit des Lois - Tome 1.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ainsi, en Turquie, le prince se contente ordinairement de prendre trois pour cent sur les successions[1] des gens du peuple. Mais, comme le grand-seigneur donne la plupart des terres à sa milice, & en dispose à sa fantaisie ; comme il se saisit de toutes les successions des officiers de l’empire ; comme, lorsque’un homme meurt sans enfans mâles, le grand-seigneur a la propriété, & que les filles n’ont que l’usufruit, il arrive que la plupart des biens de l’état sont possédés d’une maniere précaire.

Par la loi de Bantam[2], le roi prend la succession, même la femme, les enfans & la maison. On est obligé, pour éluder la plus cruelle disposition de cette loi, de marier les enfans à huit, neuf ou dix ans, & quelquefois plus jeunes, afin qu’ils ne se trouvent pas faire une malheureuse partie de la succession du pere.

Dans les états où il n’y a point de loi fondamentale, la succession à l’empire ne sçauroir être fixe. La couronne y est élective par le prince, dans sa famille, ou hors de sa famille. En vain seroit-il établi que l’ainé succéderoit ; le prince en pourroit toujours choisir un autre. Le successeur est déclaré par le prince lui-même, ou par ses ministres, ou par une guerre civile. Ainsi cet état a une raison de dissolution de plus qu’une monarchie.

Chaque prince de la famille royale ayant une égale capacité pour être élu, il arrive que celui qui monte sur le trône fait d’abord étrangler ses freres, comme en Turquie ; ou les fait aveugler, comme en Perse ; ou les rend fous, comme chez le Mogol : ou, si l’on ne prend point ces précautions, comme à Maroc, chaque vacance de trône est suivie d’une affreuse guerre civile.

  1. Voyez, sur les successions des Turcs, Lacedémone ancienne & moderne. Voyez aussi Ricaut, de l’empîre Ottoman.
  2. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tome premier. La loi de Pégu est moins cruelle ; si l’on a des enfans, le roi ne succede qu’au deux tiers. Ibid, tome III, page I.