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Chaque gouvernement a sa nature & son principe. Il ne faut donc pas que l’aristocratie prenne la nature & le principe de la monarchie ; ce qui arriveroit, si les nobles avoient quelques prérogatives personnelles & particulieres, distinctes de celles de leur corps. Les privileges doivent être pour le sénat, & le simple respect pour les sénateurs.

Il y a deux sources principales de désordres dans les états aristocratiques : l’inégalité extrême entre ceux qui gouvernent & ceux qui sont gouvernés ; & la même inégalité entre les différens membres du corps qui gouverne. De ces deux inégalités, résultent des haines & des jalousies que les loix doivent prévenir ou arrêter.

La premiere inégalité se trouve principalement lorsque les privileges des principaux ne sont honorables que parce qu’ils sont honteux au peuple. Telle fut à Rome la loi qui défendoit aux patriciens de s’unir par mariage aux plébéiens[1] ; ce qui n’avoit d’autre effet que de rendre d’un côté les patriciens plus superbes, & de l’autre plus odieux. Il faut voir les avantages qu’en tirerent les tribuns dans leurs harangues.

Cette inégalité se trouvera encore, si la condition des citoyens est différente par rapport aux subsides ; ce qui arrive de quatre manieres : lorsque les nobles se donnent le privilege de n’en point payer ; lorsqu’ils font des fraudes pour s’en exempter[2] ; lorsqu’ils les appellent à eux, sous prétexte de rétributions ou d’appointemens pour les emplois qu’ils exercent ; enfin, quand ils rendent le peuple tributaire, & se partagent les impôts qu’ils levent sur eux. Ce dernier cas est rare ; une aristocratie, en cas pareil, est le plus dur de tous les gouvernemens.

Pendant que Rome inclina vers l’aristocratie, elle évita très-bien ces inconvéniens. Les magistrats ne tiroient

  1. Elle fut mise, par les décemvirs, dans les deux dernieres tables. Voyez Denys d’Halicarnasse, liv. X.
  2. Comme dans quelques aristocraties de nos jours. Rien n’affoiblit tant l’état.