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condition que les autres citoyens ; & ce même homme, qui seroit obligé d’en négliger les fonctions, mettroit les autres citoyens dans une condition pire que la sienne ; & ainsi du reste.


CHAPITRE VI.

Comment les loix doivent entretenir la frugalité dans la démocratie.


IL ne suffit pas, dans une bonne démocratie, que les portions de terre soient égales ; il faut qu’elles soient petites, comme chez les Romains. "A dieu ne plaise, disoit Curius à ses soldats[1], qu’un citoyen estime peu de terre, ce qui est suffisant pour nourrir un homme."

Comme l’égalité des fortunes entretient la frugalité, la frugalité maintient l’égalité des fortunes. Ces choses, quoique différentes, sont telles, qu’elles ne peuvent subsister l’une sans l’autre ; chacune d’elles est la cause & l’effet ; si l’une se retire de la démocratie, l’autre la suit toujours.

Il est vrai que, lorsque la démocratie est fondée sur le commerce, il peut fort bien arriver que des particuliers y aient de grandes richesses, & que les mœurs n’y soient pas corrompues. C’est que l’esprit de commerce entraine avec soi celui de frugalité, d’économie, de modération, de travail, de sagesse, de tranquillité, d’ordre & de regle. Ainsi, tandis que cet esprit subsiste, les richesses qu’il produit n’ont aucun mauvais effet. Le mal arrive, lorsque l’excès des richesses détruit cet esprit de commerce : on voit tout-à-coup, naître les désordres de l’inégalité, qui ne s’étoient pas encore fait sentir.

  1. Ils demandoient une plus grande portion de la terre conquise. Plutarque, œuvres morales, vies des anciens rois & capitaines.