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s’ils venoient à la perdre, ils seroient un des peuples les plus esclaves de la terre.

M. Law, par une ignorance égale de la constitution républicaine & de la monarchique, fut un des plus grands promoteurs du despotisme que l’on eût encore vu en Europe. Outre les changemens qu’il fit si brusques, si inusités, si inouis, il vouloit ôter les rangs intermédiaires, & anéantir les corps politiques : il dissolvoit[1] la monarchie par ses chimériques remboursemens, & sembloit vouloir racheter la constitution même.

Il ne suffit pas qu’il y ait, dans une monarchie, des rangs intermédiaires ; il faut encore un dépôt de loix. Ce dépôt ne peut être que dans les corps politiques, qui annoncent les loix lorsqu’elles sont faites, & les rappellent lorsqu’on les oublie. L’ignorance naturelle à la noblesse, son inattention, son mépris pour le gouvernement civil, exigent qu’il y ait un corps qui fasse sans cesse sortir les loix de la poussiere où elles seroient ensevelies. Le conseil du prince n’est pas un dépôt convenable. Il est, par sa nature, le dépôt de la volonté momentanée du prince qui exécute, & non pas le dépôt des loix fondamentales. De plus, le conseil du monarque change sans cesse ; il n’est point permanent ; il ne sçauroit être nombreux ; il n’a point, à un assez haut degré, la confiance du peuple : il n’est donc pas en état de l’éclairer dans les temps difficiles, ni de le ramener à l’obéissance.

Dans les états despotiques, où il n’y a point de loix fondamentales, il n’y a pas non plus de dépôt de loix. De-là vient que, dans ces pays, la religion a ordinairement tant de force ; c’est qu’elle forme une espece de dépôt & de permanence : Et, si ce n’est pas la religion, ce sont les coutumes qu’on y vénere, au lieu de loix.

  1. Ferdinand, roi d’Aragon, se fit grand-maître des ordres ; & cela seul altéra la constitution.